L’époque est à la vitesse, l’époque à l’immédiateté, l’époque est à la spéculation.
La technologie numérique intervient dans le domaine de l’art comme dans tous les domaines. Que ce soit bien évidemment dans le commerce de l’art, que plus curieusement dans la création artistique elle-même. D’un bout à l’autre de la chaine, mais en fait l’un et l’autre étant étroitement liés.
Dépassons un instant le débat sur le commerce dont on ne sait pas encore ce sur quoi il débouchera dans les années à venir… (des galeries physiques, ou en ligne, comme des magasins de détail qui se multiplient sur internet au détriment des commerces avec murs et vendeurs, même les producteurs artisanaux s’y intéressent dans un soucis -légitime- de circuit court.)
Créativité ; l’art et l’informatique.
Il faut distinguer trois choses :
-l’informatique comme objet d’art ;
-l’informatique dans le processus de fabrication ;
-l’informatique dans le processus de création.
Et intimement lié à ces questionnements : qu’en est-il de la perception des spectateurs.
Dans la filiation des machines de Tinguély, l’informatique pour sa beauté mystérieuse-évocatrice-intrinsèque ou même pour ce qu’elle montre de notre société a tout à fait sa place dans l’art. Entre tautologie impénétrable, et fantasme technologique universel, l’informatique pour bien des raisons et bien des aspects renvoie pour moi à la beauté d’une carte géographique ancienne. On la regarde, on la dissèque de notre intelligence on la confronte à notre connaissance, à celle qui l’a vu naître ou celle qui la contemple bien des années plus tard. Elle est tour à tour et en même temps visionnaire et désuète, belle et d’une beauté étrange. La mise en scène de l’informatique est d’autant plus difficile que l’informatique est multiple : montre-t-on un langage (de codes, d’octets, de bits ?), ou des actions informatiques (comme les interactions de différents programmes), ou encore les éléments physiques (condensateurs, processeurs, circuits imprimés…)… l’appropriation artistique est possible à bien des niveaux et peut être tout aussi intrigante qu’une machine de Tinguely, ou toute aussi spirituelle qu’un moulin à prière ou un phylactère…
Ensuite, de la même manière que l’industrie s’est appuyé sur l’informatique pour progresser, les artistes ont utilisé les outils à leur disposition pour progresser ou défricher de nouveaux territoires. De l’impression numérique qui remplace les tirages argentiques ; de la traditionnelle technique mixte faite de découpages et de collages désormais photoshopée en haute résolution ; du modelage traditionnel de la terre supplanté par un logiciel de conception assisté par ordinateur qui imprime une cire en 3D avant de couler un bronze… tout peut se faire par ordinateur. Et si l’on veut coller au marché, il ne s’agit pas de pouvoir le faire informatiquement, mais de devoir le faire informatiquement. Il en résulte une diminution considérable des coûts. Plus de personnel payé à faire des agrandissements ou des réductions d’un bronze, juste un fichier vectorisé ou au pire un scanner 3D. Plus de rouleaux de pellicule à révéler, juste des fichiers à éditer. Plus de tubes de peinture, de toiles à préparer, ni de pointes Rotring usées, juste le « tableau magique » d’un écran d’ordinateur, un logiciel performant et un bon technicien. Le tout sortira sur dibon, sur toile ou même en polymère…
Est-ce bien, est-ce mal ? Je n’ai pas un avis arrêté sur la question. C’est juste ainsi. A mon sens il n’y a aucun intérêt à aller contre l’utilisation de l’informatique dans la fabrication d’une oeuvre. Ce serait comme de remonter le temps, et d’être peintre à l’orée de la photographie. Considérer au XIX° siècle la photographie comme une aberration artistique était certainement très commun. Mais cela a-t-il changé quoi que ce soit à l’implantation de la photographie dans le paysage de l’art. Non.
D’ailleurs, curieusement, les photos les plus belles à mon sens sont aujourd’hui celles qui composent des scènes comme le faisait encore la peinture lors de l’apparition de la photographie. Je pense aux œuvres de David LaChapelle… ce que je veux dire, c’est qu’il a fallu un siècle à la photographie pour rivaliser avec la qualité/complexité de la composition d’une peinture en évitant soigneusement les facilités des avancées technologiques de l’informatique. Comme un pied de nez, tandis que la peinture, elle, s’est réinventée complètement pour nous offrir le XXème siècle ! Dégénérée pour certains, j’aimerai dire régénérée…
Il y a donc un intérêt à ne pas rejeter l’implantation de l’informatique dans le domaine de l’art. Car, même si personne ne sait où elle nous emmènera, l'informatique à tendance à favoriser la créativité plutôt que de la restreindre. Et cela quand bien même la fabrication délimiterait les pourtours de la création et donc que la technologie subordonnerait l’esprit.
Qu’est-ce que cela change à l’œuvre d’art ? cela la change-t-il seulement ?
Oui et non. Tout d'abord, ce qui n’existe pas encore, n’est pas à regretter.
Ce que l’informatique apporte elle le prend ailleurs (voire le perd ailleurs).
L’informatique occupe pour certains artistes une part prédominante dans le processus de création.
Cela libère l’artiste de contraintes dans la conception et l’emmène vers des choix qu’il n’aurait pas même envisagés auparavant et participe ainsi directement de la création. Comme l’architecture s’est métamorphosée depuis une vingtaine d’année par l’usage de puissants logiciels/ordinateurs.
Ainsi l’informatique n’est pas seulement au service de la conception, mais la conception devient-elle dépendante de l’informatique. C’est-à-dire que l’artiste n’a plus en tête un projet qu’il souhaite réaliser, mais des outils qui lui permettent de réaliser certaines choses… et ces outils l’emmènent dans un processus de création, et non l’inverse. L’inverse justement… Avoir un projet, s’y employer, prendre le temps de la réflexion et trouver les moyens de le réaliser… Cela ne génère pas seulement une œuvre mais cela amalgame à cette œuvre une pensée, un cheminement, des détours, voire des repentirs… et en cours de route un sens ou une âme. Sans avoir peur des mots. Ce que l'informatique a apporté en terme de rapidité ou de nouveauté elle le perd ici en terme d'épaisseur, de profondeur.
De l’usage de l’informatique il résulte principalement une accélération de la conception mais aussi un bornage technique de la fabrication. L’outil informatique permet d’automatiser des taches, de les multiplier sans contraintes de temps et le cas échéant de revenir dessus en un clic. Mais jamais d’aller au delà des capacités d’une machine qui n’est pas modifiable par l'artiste lui-même.
En revanche le processus artistique d’une peinture, ou d’une sculpture, s’il est laborieux, il est aussi infini. Car il n’a pas de limites arbitraires liées à son outil. Des générations d'artistes ayant éprouvé et affiné l'outillage, et lui-même étant souvent en capacité de l'adapter à ses besoins.
Ainsi, « l’avantage de l’inconvénient » d’utiliser sa main plutôt qu’un clic, est l’obligation d’une certaine lenteur qui laisse le champ libre à l’esprit pour s’approprier une forme, un volume… et donner à la création la qualité d’une oeuvre d’art.
On voit s’opposer ainsi un art traditionnel comme la transcription physique d’une pensée préalable et un art nouveau, né de possibilités qui se découvrent au fur et à mesure d’avancées techniques.
Le premier est un art du fond et le second un art de la forme. Le premier est poussé par des envies, le second est tiré par des possibilités.
Pour le premier, modeler de la terre, préparer une couleur, choisir un outil, pétrir la matière, sentir la résistance impose à l’artiste le temps du murissement, le temps de la réflexion. Une œuvre qui nait lentement d’un travail consciencieux, gagne en épaisseur à mesure que l’artiste réfléchit son œuvre. La pensée qui va avec le travail fait le murissement de l’idée qui accompagne la diligence du geste.
Dans le second, l’outil informatique compresse la latence du travail, comprime la durée du geste, et probablement fait disparaitre une partie de la réflexion. ll ne reste que des processus, que l’on annule ou répète d’un doigt sur une touche. Il serait faux de dire qu’il n’y a pas une pensée sous-jacente à ce travail. Car même s’il s’agit d’un clic, ce clic sert un but. Mais le but dans la pratique informatique de l’art est une expérimentation plus qu’une intention.
Dans tous les cas, intervient le regard de l’auteur qui juge la justesse de l’oeuvre. L’oeuvre terminée est-elle nécessairement moins aboutie, moins juste lorsqu’elle est informatisée ?
Il y aura toujours des artistes qui choisiront la facilité, quels que soient leurs outils. Et d’autres qui choisiront le travail et la réflexion quand bien même ils utiliseront ces mêmes outils. Je pense que l’oeuvre elle-même retranscrira les intentions ou le manque d’intentions de leur auteur… comme depuis toujours !
Pourtant une œuvre ne vit pas que par elle-même, malgré le talent supposé de son auteur.
On touche là une autre partie du problème.
Car aujourd’hui l’œuvre d’art ne vit plus à l’intérieur d’une époque mais à la marge d’une époque. Les œuvres d’une époque sont celles qui appartiennent à l’Histoire de l’Art. Or la création contemporaine a cette obligation d’emporter l’adhésion du public pour exister. Et cette obligation est d’autant plus importante aujourd’hui que l’art n’est plus l’apanage d’une élite intellectuelle, mais de tout un chacun, consommateur.
Elle se trouve toujours sur le fil du jour. Elle se doit d’être une promesse, un avant-gout de demain. Elle doit surprendre. Et rien de ce qui est connu ne nous surprend plus. Au-delà même de la force ou du raffinement d’une pensée brillante qui pourrait intéresser, si son enrobage n’est pas novateur, la pensée restera muette : il est tellement plus facile de créer et surprendre avec des outils/formes qui surprennent qu’avec des pensées/fonds qui surprennent !
C’est une fuite en avant où chaque avancée efface la précédente et où l’intelligence sous-jacente importe peu… même clairvoyante.
La différence entre l’art traditionnel et l’art nouveau issu de technologies nouvelles se trouve également dans le regard de celui qui découvre l’œuvre. Non-pas parce qu’il est cultivé ou non, mais plus plutôt en fonction de son mode de vie.
S’il consomme les technologies, il saisira en une fraction de seconde la beauté parfaite d’une production informatique tandis que l’œuvre de la main lui apparaitra un archaïsme. Sûr de lui, il décrète ce qui est beau. Il vit dans l’immédiateté et ne s’inquiète pas qu’elle s’applique à tout. Le consommateur d'art actuel va vite, très vite. Et en cela, il est en phase avec la création assistée par ordinateur.
Il aimera cet art nouveau aussi sûrement qu’il s’en détournera dès l’avancée technologique suivante.
L’artiste, qu’il soit traditionnel ou non, a un devoir d’éducation. Il montre des facettes de notre société toutes aussi importantes : l’obsolescence intrinsèque de la frange de la création… ou la pertinence d’un sujet maitrisé et réfléchi. Mais le spectateur lui, n’a plus la patience/culture de s’intéresser longuement aux choses qu’il consomme. La pensée qui va avec une création n’est pas à la portée de tous.
L’un des grands changements de notre époque (en plus des outils) est aussi et surtout l'amateur d'art lui-même.
Il est plus facile d’être artiste aujourd’hui qu’il y a quelques années. La société facilite la tâche en accordant davantage de temps dédié aux loisirs, et avec l’usage aisé d’outils informatiques qui compriment les complications en termes de temps nécessaire ou d’encombrement, chacun peut s’essayer à la création. Par ailleurs, une libéralisation des meurs permet d’assumer ou de revendiquer ce statut d’artiste plus aisément vis-à-vis des autres qu’à une certaine époque, ou pire… Là où être artiste est une vie, ailleurs c’est un accessoire chic.
Donc d’un point de vue général il y a de plus en plus de personnes qui se disent artistes… et chacun à son rythme se rend compte qu’être artiste réellement est une condition particulière de la vie. Le beau et le moyen ne suffisent pas. Mais d’ici qu’ils abandonnent ou se rendent compte qu’ils n’ont rien à dire, le mal est fait.
Pour ma part, j’ai toujours pensé que l’œuvre d’art est l’équilibre d’un sens juste et d’un rythme juste.
L’informatique bien utilisée permet le rythme/une forme qui peut être juste. Mais elle ne garantit pas le sens. Sans le sens, la réflexion, le fond, une peinture est au mieux juste belle, mais en aucun cas cela ne fait d’elle une oeuvre d’art. Ainsi à la question de savoir si l’esthétique induite par l’informatique peut suffire à une œuvre d’art, je suis tenté de répondre évidemment non. Pourtant, il est bon de considérer la réalité du marché.
Le marché, notre société actuelle, ne se préoccupe pas du sens des choses. Seule semble compter leur esthétique.
Se faire plaisir de choses qui nous semblent belles sans se soucier un seul instant des contingences qui l’ont mis au monde : qu’il s’agisse d’un logiciel de 3D qui génère des facettes, de l’outil « brush » de photoshop qui reproduit un pinceau brosse, des calques, des masques, de l’imprimante 3D qui donne de la consistance à la perfection d’un fichier informatique… sans souhaiter ni même espérer la petite imperfection qui fait de la beauté une rareté humaine. Et après tout… pourquoi souhaiter une imperfection?
L’informatique a en effet investi tout notre Monde, rendant abordable beaucoup de choses, soit en supprimant des intermédiaires techniques, soit en accélérant des processus. Le Monde de l’Art dans son ensemble est bouleversé : de la création à la commercialisation en passant par la fabrication.
Là où des galeristes jouaient le rôle de filtres techniques esthétiques (toujours discutables), mais au moins de garants déontologiques… les artistes sans connaissances ni des règles, ni des lois ont proliféré et produit tout et n’importe quoi…
Cela va bien avec notre époque, sa culture (ou son inculture) et ses préoccupations. Car finalement il faut se montrer et avoir des choses à montrer. Il faut occuper l’espace, et aller vite. Proposer des choses avant que d’autres ne le fassent, se servir sans vergogne de ce qu’un autre à imaginer. Plus ils sont nombreux à se copier moins ils se sentent responsables de ce qu’ils font… Il y a tant d’artistes aujourd’hui qui n’auraient pas pu exister auparavant.
De mon point de vue, je regarde cette frénésie d’un oeil un peu hagard. Car pour moi il me semble que la qualité importe peu, voire de moins en moins. Plus on voit de choses mauvaises plus cela dédouane les choses très mauvaises d’être montrées et vendues… et la clientèle, sans avoir aucun recul se laisse charmer par ce qui lui semble beau parce qu’elle l’a déjà vu tant de fois…
Malheureusement ceci est le fruit de notre époque : il faut aller vite et moins cher! l’outil informatique pour l’acheteur comme pour l’artiste est idéal. Les réseaux sociaux offrent une visibilité aux plus mauvais. La fabrication de multiples, de peintures imprimées ou faite au rétroprojecteur… de mauvaises copies de copies de copies… tout ceci va dans le bon sens! Ca c’est pour les plus crédules d’entre nous qui nous offrons des oeuvres à faible coût.
Un cran au dessus, il y a les grandes enseignes de l’art sur internet ou avec des murs. Ils ont flairé le potentiel de tous ces artistes inconnus qui ne demandent qu’un peu de reconnaissance. Ces enseignes connaissent les rouages du commerce et appliquent leur peu de morale à l’art. Ces nouvelles galeries sont des super marchés de produits soumis à une TVA réduite, mais à part cela, ce qu’elles vendent n’ont plus rien de l’œuvre d’art. Et parfois-même sans que le client ne s’en doute, ce qui lui est vendu (fort cher) n’est pas de l’Art, mais des objets de décoration. Il y a des règles, il y a des lois, mais pourquoi les expliquer aux clients? S’il achète à bas prix c’est parce que notre époque lui enseigne qu’il faut faire avant tout une bonne affaire… on ne va pas lui dire que ce qu’il achète pas cher ne vaut pas plus… et certainement même beaucoup moins!
Grâce à l’informatique tout est comprimé : les coûts, les délais… l’intelligence de l’artiste mais aussi celle du client. Peu importe, tant que ca semble beau.
Notre époque est donc à la vitesse dans la création artistique, la prolifération peut-être … Il faut aller vite, proposer plus de choses, en plus grand nombre, occuper l’espace. Car plus on est vu, plus les gens qui nous voient ont le sentiment que ce que l’on propose est bien, est connu, vaut le coup (coût). Notre époque est à cette immédiateté et à cette spéculation. Tout va dans ce sens et personne ne semble réfléchir sur ce que cela implique.
La recherche, le travail, le temps n’ont-ils plus leur place dans notre société ? Faut-il juste que cela soit beau ?
Est-ce être passéiste que de vouloir ralentir, travailler et aimer les choses pour ce qu’elles disent ?
Dans vingt ans je serai encore là. Je n’ai qu’un espoir c’est que mes clients aussi, et qu’ils soient heureux d’avoir acheté par mon biais des pièces qu’ils ne regretteront pas, parce qu’elles seront toujours belles, denses, chargée de sens…
Ces oeuvres ne diront rien de notre époque… en revanche elles y auront survécu !